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Un prix Nobel de physique pour le Canada ou pourquoi le financement de la recherche est... ...

À la suite de l'annonce de l'attribution du prix Nobel de physique 2015 à Arthur B. McDonald et à Takaaki Kajita, Richard MacKenzie, professeur au Département de physique de l'UdeM et expert de la physique des particules, a rédigé un texte pour expliquer ce qu'est un neutrino, l'importance de la découverte de leurs oscillations et pourquoi l'un des colauréats est canadien! Nous le reproduisons ici.

 

Mardi dernier, le 6 octobre, l'Académie royale des sciences de la Suède a accordé le prix Nobel de physique 2015 à Arthur B. McDonald, professeur émérite de physique à l'Université Queen's et directeur du Sudbury Neutrino Observatory (SNO), et au professeur Takaaki Kajita, de l'Université de Tokyo, «pour la découverte des oscillations des neutrinos, ce qui implique que les neutrinos ont une masse». Arthur B. McDonald est le quatrième Canadien à gagner ou à partager le prix Nobel de physique, le plus prestigieux du domaine.

Arthur B. McDonald est originaire de Sydney, en Nouvelle-Écosse, et a obtenu son baccalauréat en 1964, sa maîtrise en physique en 1965 à l'Université Dalhousie avant de faire ses études doctorales au California Institute of Technology en 1969. Il a travaillé aux laboratoires nucléaires de Chalk River de 1970 à 1982 et a été professeur de physique à l'Université de Princeton de 1982 à 1989. Il enseigne à l'Université Queen's depuis ce temps-là et est titulaire de la Gordon and Patricia Gray Chair in Particle Astrophysics.

Parmi ses nombreux prix et distinctions, on note la Médaille de l'Association canadienne des physiciens et physiciennes pour ses contributions exceptionnelles à la physique (2003), la Médaille d'or Gerhard-Herzberg en sciences et en génie du Canada (2003) et le prix John.-C.-Polanyi du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG) du Canada, remis à l'équipe du SNO en 2006. Il a été nommé officier de l'Ordre du Canada en 2006.

L'ABC du neutrino

Le neutrino est une particule élémentaire qui fait partie du Modèle standard de la physique des particules. C'est une particule très élusive, grâce principalement au fait que, des trois forces importantes en physique des particules (forte, faible et électromagnétique), le neutrino ne participe qu'à l'interaction faible. Afin de quantifier la faiblesse de cette interaction, on peut noter qu'un neutrino qui se dirige vers le centre de la Terre va presque certainement passer à travers celle-ci sans interaction (la probabilité d'une interaction étant autour d'un cent-milliardièmes). Alternativement, un neutrino aurait à passer à travers 10 années-lumière de plomb pour avoir une probabilité d'interaction de l'ordre de 1 : la matière ordinaire est en pratique transparente aux neutrinos, comme le verre l'est à la lumière.

L'hypothèse de l'existence du neutrino a été émise par le physicien allemand Wolfgang Pauli en 1930 pour expliquer la non-conservation apparente d'énergie dans certaines désintégrations de noyaux radioactifs. (L'appellation, attribuée à Enrico Fermi, signifie «petit neutre» en italien.) Dans ces désintégrations, selon les spéculations de Pauli, l'énergie manquante est celle portée par le neutrino, particule de masse nulle qui n'est pas détectée. Finalement, en 1956, l'existence du neutrino a été confirmée par Fred Reines (Prix Nobel de physique en 1995) et ses collègues en observant des réactions causées par les neutrinos dans un détecteur situé près d'un réacteur nucléaire (source prolifique de neutrinos).

Maintenant, trois espèces de neutrinos ont été mises au jour, une pour chaque espèce de «lepton chargé» : l'électron et ses deux cousins plus lourds, le muon et le tau. Ces neutrinos portent le nom de leurs partenaires : neutrino électronique, muonique et tauique. Certaines propriétés des neutrinos ont été déterminées expérimentalement, mais la masse n'était pas mesurable : elle est certainement très petite, et, en fait, dans le Modèle standard, le neutrino est présumé être de masse nulle.

Si un réacteur nucléaire terrestre produit beaucoup de neutrinos, c'est d'autant plus vrai pour le Soleil, qui est un réacteur de fusion nucléaire gigantesque. Le flux de neutrinos en provenance du Soleil est prédit avec précision par le modèle théorique du Soleil. La mesure de ce flux n'est pas cependant facile, étant donné la faible interaction entre les neutrinos et la matière ordinaire : tout signal de neutrinos est infiniment plus rare que celui d'autres particules qui participent à l'interaction électromagnétique et à l'interaction forte, par exemple les électrons, protons et neutrons qui constituent la matière ordinaire.

Cette difficulté a donné lieu à l'idée de détecteurs souterrains, la roche arrêtant essentiellement toute autre particule d'origine cosmique sans pour autant diminuer le flux de neutrinos. En effet, un détecteur pionnier de neutrinos ‒ un énorme bassin de détersif ordinaire, qui contient du chlore ‒ a été construit dans une mine aux États-Unis dans les années 60. Après plusieurs années de prise de données, les expérimentateurs ont constaté que le flux de neutrinos mesuré correspondait au tiers de celui prédit par le modèle solaire, un désaccord nommé «problème des neutrinos solaires». Pour cette observation, Ray Davis a reçu le prix Nobel de physique en 2002.

Une résolution possible de ce problème était l'idée d'«oscillation des neutrinos», selon laquelle les neutrinos émis par le Soleil, de type électronique, se transmutent en une autre espèce de neutrinos entre le moment de leur création et celui de leur détection. (Cette idée a été conçue en 1957 par le physicien italien Bruno Pontecorvo, qui a travaillé à l'Université de Montréal pendant la Deuxième Guerre mondiale dans le cadre du projet Manhattan, comme en témoigne une plaque devant le Hall d'honneur commémorant ce travail important.) La méthode de détection de l'expérience américaine ‒ et de plusieurs autres qui ont été raffinées ‒ ne permet de déceler que les neutrinos électroniques, et donc le problème est résolu si l'on peut déterminer que deux tiers des neutrinos émis oscillent vers d'autres espèces qui échappent à la détection.

Selon la mécanique quantique, cette oscillation n'est possible que si les neutrinos sont massifs; par conséquent, une confirmation d'oscillation des neutrinos ferait d'une pierre deux coups : le problème des neutrinos solaires serait résolu et l'on apprendrait quelque chose de spectaculaire pour la physique fondamentale, c'est que les neutrinos ont une masse. Il faudrait alors modifier le Modèle standard de la physique des particules.

Le Canada était bien placé pour relever le défi, car on a réalisé que l'eau lourde permettrait la détection de neutrinos avec deux réactions, l'une qui est sensible aux neutrinos électroniques et l'autre qui est sensible aux trois espèces de neutrinos. L'eau normale est formée de deux atomes d'hydrogène et d'un atome d'oxygène; dans l'eau lourde, les atomes d'hydrogène ont été remplacés par l'isotope plus lourd, le deutérium. Un tel détecteur pourrait déterminer si le flux total de neutrinos concorde avec le modèle solaire et en même temps tester l'idée d'oscillations des neutrinos, et par là même démontrer que les neutrinos ont une masse non nulle.

Pourquoi le Canada?

Premièrement, un lieu idéal pour une expérience souterraine était désigné en 1983 par un groupe d'étude qui incluait Pierre Depommier, professeur émérite du Département de physique : la mine Creighton à Sudbury, en Ontario. La compagnie propriétaire, INCO (maintenant Vale), a accepté la construction d'infrastructures pour l'expérience deux kilomètres sous terre ‒ et aussi une invasion quotidienne pendant des années par une gang éclectique de physiciennes et physiciens!

Deuxièmement, le détecteur à eau lourde souffre d'un problème sérieux, voire mortel : la quantité d'eau lourde nécessaire coûterait une véritable fortune, dépassant de beaucoup le budget total de l'expérience, et ce, bien avant que la physique des particules non accélérateur ait fait ses preuves! Or, il s'avère que les réacteurs nucléaires CANDU (CANada Deutérium Uranium), mis au point par Énergie atomique du Canada Limitée (EACL) et ses partenaires dans les années 60, utilisent l'eau lourde. EACL a accepté de prêter au projet la quantité requise d'eau lourde : 1000 tonnes, d'une valeur d'environ 300 M$.

Mis à part les énormes défis techniques et logistiques, un effort herculéen a été fait pour obtenir le feu vert de tous les partenaires : les organisations collaboratrices, INCO, tous les paliers de gouvernement, EACL et les organismes de financement. Ce n'était pas toujours facile : en fait, le projet a été rejeté par le CRSNG en 1985, malgré une évaluation dithyrambique par un comité d'experts internationaux nommé par nul autre que le CRSNG! On voit toujours mieux avec du recul, bien sûr, mais aujourd'hui ce refus doit paraître comparable à celui des Beatles par Decca Records en 1962.

Création du SNO, du SNOLAB et du PICASSO

Heureusement, trois ans plus tard, les efforts considérables des communautés scientifiques canadienne et internationale ont porté leurs fruits. Le CRSNG a donné son approbation et le financement a été accordé. Le SNO voyait le jour.

Arthur B. McDonald a été nommé directeur du projet en 1989, quand il a accepté le poste de professeur à l'Université Queen's. Le détecteur a été construit et testé entre 1990 et 1999. La prise de données a eu lieu à partir de mai 1999 et a continué jusqu'en novembre 2006. Par la suite, l'expérience a été déclassée (et l'eau lourde a été rendue à EACL jusqu'à la dernière gouttelette!), L'«eureka moment» ‒ l'annonce que les mesures des flux de neutrinos confirmant que le flux total de neutrinos concordaient avec le modèle solaire et qu'ils oscillaient d'une espèce à une autre ‒ est arrivé deux ans après le début de la prise de données et la publication a paru en 2001.

Le SNO nous a, bien évidemment, permis d'élargir notre compréhension de la nature. Il a aussi laissé un autre type d'héritage, car son succès a sûrement contribué à la conception et à l'acceptation d'un accroissement des infrastructures existantes souterraines pour accueillir une suite d'expériences pour lesquelles le blindage fourni par deux kilomètres de roches était essentiel.

Deux catégories d'expériences sont menées dans le laboratoire, nommé SNOLAB : celles qui poursuivent l'étude des neutrinos, et celles qui étudient la «matière sombre», dont le candidat préféré suppose l'existence d'une autre particule énigmatique, le «neutralino». En effet, tout comme la masse des neutrinos, la compréhension de la nature de la matière sombre est aujourd'hui l'un des plus importants sujets de recherche en physique des particules et en cosmologie.

Faisant partie de cette dernière catégorie, le PICASSO (Projet d'identification d'objets supersymétriques sombres) est une expérience conçue par le professeur Viktor Zacek, du Département de physique; les professeurs Louis Lessard et Claude Leroy, plusieurs chercheurs et de nombreux étudiants y ont travaillé. Parmi les collaborateurs au projet figurent le SNOLAB et les universités Queen's, Laurentienne, de l'Alberta et de Toronto, d'autres établissements des États-Unis, de l'Inde et de la République tchèque. Le PICASSO était la deuxième expérience entreprise dans la mine Creighton, à côté de l'installation du SNO. Comme Viktor Zacek le souligne, son projet a profité énormément de l'hospitalité et de la collaboration du SNO sous la direction d'Arthur B. McDonald, un aspect inestimable en raison de l'expertise acquise par le SNO quant à la gestion d'un projet complexe dans une mine située deux kilomètres sous terre.

Sans avoir encore détecté de neutralinos, le PICASSO a néanmoins obtenu et publié des résultats importants : la non-détection peut être quantifiée par une limite supérieure sur la force de l'interaction entre le neutralino et la matière ordinaire, et les premiers résultats du PICASSO ont fourni la meilleure limite de l'époque. L'équipe du PICASSO a augmenté récemment sa taille en joignant ses forces à d'autres groupes de recherche de plusieurs nations. Ce regroupement, sous l'acronyme PICO, poursuit la chasse aux neutralinos avec des modules de détection de beaucoup plus grande envergure et avec une sensibilité largement accrue.

Masses et oscillations des neutrinos, nature de la matière sombre : ce sont sans doute des questions d'importance monumentale pour notre compréhension de la nature, mais y a-t-il des retombées directes? Ce n'est pas la première fois que cette question est formulée : le chancelier des finances de la reine Victoria l'a posée au physicien Michael Faraday, l'un des architectes de notre théorie de l'électromagnétisme, il y a 150 ans. Sa réponse a été d'une honnêteté et d'une prévoyance exemplaires : «En ce moment, je ne le sais pas, mais il est très probable que, dans l'avenir, on va prélever une taxe là-dessus.»

Richard MacKenzie, Département de physique, Université de Montréal.